Forums (hybrides)
Cet article est extrait d'un intéressant lexique de termes liés à la sociologie des sciences selon Bruno Latour (Document Word 148Ko), par Michel Callon et al.
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La notion de forum hybride est récente, et désigne un ensemble d’ initiatives, plus ou moins stabilisées dans certains pays (Danemark, notamment), expérimentales dans d'autres, grâce auxquelles les citoyens peuvent devenir capables de se mêler de ce qui ne les regarde pas[1]. Ou plutôt de ce qui les regarde, bien sûr, puisqu'il s'agit de situations mettant en jeu l'avenir collectif. Il s’agit donc de ne plus confier aux experts le soin de gérer ces situations au prétexte que les citoyens sont dépourvus de la compétence nécessaire à toute prise de position.
La forme la plus classique de forum hybride est la «conférence de citoyens», où des personnes représentatives de différents milieux socio-culturels, tirées au sort parmi des volontaires, se voient chargées de répondre à une question controversée après avoir auditionné et interrogé les parties en présence. Les participants peuvent aussi être des usagers d'un «lieu commun» (un quartier, une rivière et son bassin, etc.) qui entreprennent de s’écouter, de reconnaître leurs divergences mutuelles et d’arriver le cas échéant à une proposition articulée et cohérente. Ou encore, il peut s'agir des habitants d'une région concernée par un projet d’aménagement (route, aéroport, champ d'immondices, enfouissement de déchets nucléaires).
En tant qu'innovation politique, les forums hybrides devraient profondément affecter le mode de formation des experts, scientifiques et ingénieurs. Rien dans la formation classique ne les rend aptes au type de débat que mettent en scène ces forums. On leur donne plutôt l'habitude de traiter par le mépris, ou d'ignorer, certaines objections sans jamais avoir à douter de la pertinence de leur propre position. Les forums hybrides impliquent une transformation plus profonde encore des pouvoirs politiques et administratifs, car il s'agit désormais de lier la qualité d'une décision à l’existence de contre-expertises, que celles-ci soient commanditées ou produites par des groupes émergeants. Les forums hybrides véhiculent donc une version de la démocratie qui imposerait aux tenants du pouvoir d'accueillir et de soutenir l'émergence de groupes voués pourtant à leur compliquer la vie[2].
Ceci n’est pourtant qu’une possibilité. Pour la défendre, il ne faut certainement pas faire trop confiance à la vogue et au succès de l’expression «forum hybride». Comme toute expression à la mode, celle-ci fait l'objet de multiples détournements, qui menacent de la vider de tout intérêt. A un extrême, certains économistes s'emparent du terme «hybride», qui signifie qu’on réunit des personnes différentes, qu’on mise sur l’hétérogénéité des participants, pour affirmer que le forum hybride type, c'est le marché. Au nom de la bonne gouvernance, la Banque mondiale commence déjà à exiger d’avoir affaire non à un gouvernement mais à un forum hybride censé traduire l'intérêt général des différents «stakeholders» (parties intéressées) d'une situation. Voilà une excellente manière de court-circuiter tout ce qui apparaît «rigide», et d'étendre à la décision politique les mécanismes de la main invisible (d'intérêts égoïstes surgira le «compromis optimal»). A l'autre extrême, des milieux industriels ou professionnels voient dans le forum hybride une astuce pour mettre en spectacle un problème qui les intéresse en convoquant des personnalités représentatives. Après l’exposé des positions, ils demanderont à ces personnalités un avis éclairé, et assureront une publicité bien venue pour leur projet. Entre les deux extrêmes, il y a bien des moyens qu’un forum n’offre qu’une façade ou même une parodie de consultation démocratique.
Face à un aussi menaçant succès, il vaut la peine d'expliciter quelques contraintes qui, si elles ne sont pas satisfaites, détruisent la signification même de la notion de forum hybride[3]. D'une part, se pose la question du type d'experts qui réuniront la documentation ou les protagonistes d’une conférence ou d’un forum. Il existe des conférences de citoyens où toute l'attention est portée sur un échantillonnage représentatif de citoyens, mais où ceux-ci ont affaire à des experts d'accord sur l'essentiel. En ce cas, l'entreprise est une forme de «pédagogie»: on fait accepter une décision déjà prise, qu’on se contente de moduler grâce à quelques aménagements cosmétiques. La première contrainte porte donc sur la mise en présence effective des positions divergentes, informées et articulées. Cette contrainte implique l’importance des mécanismes d’émergence de groupes capables non pas seulement de «grogner» ou de dire «où vous voulez mais pas chez nous» (symptôme NIMBY, not in my backyard) mais de défendre une position qui révèle des aspects de la situation que d'autres ignorent, refusent ou négligent.
D'autre part, la question qui rassemble les protagonistes doit être effectivement ouverte, et ouverte dans toutes ses dimensions pertinentes. La tentation est grande, pour les pouvoirs publics, de «cadrer» un problème de telle sorte que seules certaines modalités soient discutées. Ou encore d’inciter les protagonistes à défendre leur propre intérêt sans se mêler de ce qui ne les regarde pas. Ainsi, dans le cas des OGM, on admettra que des citoyens se préoccupent de la qualité de leur nourriture, mais leur affaire n’est pas de s’interroger sur les conséquences des OGM pour l'économie agraire de pays lointains. Le forum hybride doit, au contraire, réactiver sur un autre mode un comportement qui servit à définir (de façon péjorative) les intellectuels: ceux qui, lors de l'Affaire Dreyfus, apprirent à se mêler de ce qui ne les regardait pas.
Enfin, le rassemblement lui-même doit répondre à des procédures exigeantes. Il ne s'agit pas du tout d'un triomphe du droit procédural (la décision est valide si les procédures ont été respectées). Ces procédures sont plutôt expérimentales, solidaires d'un travail d'apprentissage mutuel et d'invention essentiellement pragmatiques. Elles doivent en effet produire une différence avec les formes usuelles de rassemblement. Dans les réunions censées rassembler des gens de «bonne volonté», et donner à chacun la «liberté de s'exprimer», les plus «forts» (bavards, monomaniaques arrogants, sans scrupules, obstinés) gagnent, et la discussion s'enlise dans un sentiment général de lassitude et d'impuissance. Réussir à ce que les positions s'exposent au sens fort, tel est le défi des forums.
Définis par de telles contraintes, les forums hybrides sont une entreprise à portée non seulement politique mais aussi anthropologique. Ils font le pari qu’on peut en découdre avec l’image d’une foule grégaire, susceptible de paniquer, attendant d'être rassurée, qui commande la vie politique ( en France particulièrement, où le nuage de Tchernobyl n’aurait pas franchi les frontières). Le forum hybride joue sur la «dramatisation» des problèmes au sens technique, au sens où dramatiser signifie déployer les rôles divergents, voire conflictuels, joués par différents éléments d'une situation. Il fait le pari que les contradictions ne sont pas toujours indépassables, et qu'il ne faut pas toujours chercher un arbitre pour représenter l'intérêt général. Ils fait le pari que la dramatisation peut transformer les protagonistes et la position du problème en jeu. En ce sens les forums hybrides réactivent les techniques à l’Ĺ“uvre dans les «palabres» propres aux sociétés africaines, où chaque participant représente de manière légitime un ordre du monde, mais où nul ne sait par où ni comment l'ordre du monde va passer.
Notes
[1] «Agir dans un mode incertain. Essai sur la démocratie technique», par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthes, collection La couleur des idées, Seuil, 2001.
[2] «Peut-on civiliser les drogues? De la guerre à la drogue à la réduction des risques», par Anne Coppel, La Découverte, 2002.
[3] «Politiques de la nature», par Bruno Latour, La Découverte, 1999.