Des différentes formes de démocratie technique
Michel Callon[1]
Professeur à l'Ecole des mines de Paris
Source: © Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 38, 2000, p. 37-55. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'Institut national des hautes études de sécurité (INHES), Saint-Denis, France.
Dans son numéro de janvier 1998, Sciences et Vie Junior, présente les résultats d'une enquête sur l'état des connaissances des français, intitulée de manière provocatrice: «Sommes-nous tous nuls en sciences?»
Parmi les questions posées, figure l'inévitable: «Laquelle de ces propositions est vraie? 1. La Terre tourne autour du Soleil; 2. Le Soleil et la Terre tournent autour de Vénus; 3. Le Soleil tourne autour de la Terre». Et les réponses entraînent les auteurs à ces commentaires désabusés, mille fois entendus: «Il y a toujours 23% des adultes qui pensent, comme Ptolémée (IIème siècle), que le Soleil tourne autour de la Terre».
Cette enquête, toujours selon les auteurs, confirme, une fois de plus, que malgré les milliards engloutis annuellement dans l'Education Nationale, nos concitoyens demeurent des cancres indécrottables qui ne savent toujours pas répondre à quelques questions «basiques» que leur pose une escouade de professeurs désespérés. La lumière de la science, poursuivent-ils, n'a rien perdu de sa fragilité et n'arrive pas à dissiper les ténèbres des croyances irrationnelles et des superstitions archaïques.
Par rapport aux enquêtes du même acabit dont nous abreuvent périodiquement magazines et journaux, celle-ci ajoute pourtant une réflexion nouvelle: «Si plus de la moitié des adultes entre 35 et 49 ans sont incapables de répondre à des questions élémentaires, on se doute bien qu'il n'y aurait guère que 1 à 2% de la population capables de donner un avis autre que passionnel sur la possibilité de cloner des êtres humains, sur les dangers de l'amiante ou sur les effets potentiels secondaires des ondes électromagnétiques basse-fréquence». Inquiétant en lui-même, l'illettrisme scientifique le serait encore plus au moment où certains songent à instaurer une démocratie technique, c'est-à-dire à rendre discutables des questions comme celles des orientations de la recherche génétique ou de la définition des politiques industrielles compatibles avec la préservation de l'environnement. Le message envoyé par les auteurs est sans ambiguïté: que les Français retournent à leurs chères études et à leurs cours du soir avant de se mêler à des débats qui les dépassent. En attendant, que nos concitoyens se rassurent, les scientifiques feront ce qu'ils ont toujours fait: veiller sur le bien commun.
Une telle représentation des relations entre scientifiques et profanes est coutumière, surtout dans notre pays si profondément marqué par l'idéologie des Lumières. Malgré sa popularité, elle n'est pourtant guère utile pour comprendre les enjeux de la démocratie technique. Pour y voir plus clair sur cette question et pour mieux saisir la diversité des modalités possibles de participation des non spécialistes aux débats scientifiques et techniques, je propose de distinguer trois modèles. Chacun d'entre eux doit être considéré à la fois comme une manière commode de rendre intelligible une réalité embrouillée et complexe et comme une référence que les acteurs utilisent lorsqu'ils se posent la question des formes pratiques de la démocratie technique. D'un modèle à l'autre, ce qui varie, c'est le degré de monopole des scientifiques et, par voie de conséquence, le degré d'implication des profanes dans l'élaboration et la mise en Ĺ“uvre des savoirs et des savoir-faire qui viennent alimenter les décisions.
Le modèle de l'instruction publique (modèle 1)
C'est à ce modèle, le plus simple et le plus répandu, mais probablement le moins adapté aux défis actuels, que se réfère explicitement l'enquête de Sciences et Vie Juniors et avec elle toutes les enquêtes conçues suivant les mêmes principes. Ce modèle présente les caractéristiques suivantes:
(i) Parce qu'elles sont universelles et objectives les connaissances scientifiques s'opposent aux savoirs profanes ou indigènes qui sont pétris de croyances et de superstitions; elles ne peuvent s'imposer qu'en obtenant l' éradication totale de ces dernières. Non seulement les scientifiques doivent tout apprendre au public, mais de plus ils ne peuvent rien apprendre de lui.
(ii) La science est une institution séparée et régie par des normes propres. Pour mener à bien son entreprise de connaissance et se prémunir de toute contamination, elle doit se protéger des savoirs profanes, s'établir contre le sens commun. Les liens entre les scientifiques et le public sont donc indirects: ils sont pris en charge par l'Etat, qui représente les citoyens et leur volonté, et par les entreprises qui se soumettent à la demande des consommateurs. Ainsi la science est-elle autonome, mais pas indépendante: elle se plie au contrôle des pouvoirs publics et se coule dans les projets d'innovation des firmes. Le public ne participe pas directement à la production des connaissances; il est constitué d'individus qui, soit comme citoyens soit comme consommateurs, délèguent à des intermédiaires, qui sont en relation directe avec les scientifiques, la satisfaction de leurs attentes et de leurs requêtes.
(iii) Les technosciences, à condition qu'elles soient bien utilisées, c'est-à-dire à condition que les pouvoirs publics et les firmes jouent convenablement leurs rôles et respectent les règles du jeu (représentation fidèle, compétition), sont sources de progrès.
(iv) Le point crucial dans le modèle est l'existence de relations de confiance entre profanes et scientifiques. Que la méfiance, due à la distance qui les sépare, vienne à s'installer et l'ensemble des relations ainsi que leur équilibre sont mis en péril. Cette méfiance peut avoir de multiples origines: les scientifiques sont débordés par des résultats non prévus et qui atteignent de manière inattendue le public; les scientifiques sont divisés et donnent l'image d'une science incertaine et controversée. Dans ses formes extrêmes, cette méfiance peut aller jusqu'à des actions de résistance parfois violentes. Dans tous les cas, sa véritable cause est l'illettrisme du public, son ignorance qui le transforme en une proie facile pour les croyances et les passions. Le seul antidote, pour combattre le poison de la méfiance, est d'amplifier les actions de formation et d'information: c'est pourquoi le modèle mérite d'être qualifié d'instruction publique. Ce combat pour les lumières et contre toutes les formes d'obscurantismes, ce combat pour que, dans l'esprit du public, la terre tourne enfin autour du soleil et non l'inverse, n'est jamais terminé.
(v) Dans ce modèle, les risques associés aux technosciences (risques environnementaux ou sanitaires) existent sous deux formes: une forme objective et une forme subjective. Les risques objectifs sont décrits et analysés par les scientifiques, qui assignent des probabilités à certains événements et identifient des facteurs de risque. Les risques subjectifs sont ceux que les individus, et tout particulièrement les profanes, se représentent indépendamment de toute référence à des savoirs attestés et objectifs. Le risque d'un accident grave dans une centrale nucléaire française se calcule, nous disent les spécialistes, et sa probabilité peut être considérée comme infime. Le risque perçu par les riverains est, lui, variable et peut dans certaines conditions être si élevé qu'il semble ne plus avoir aucun rapport avec la réalité. De la même façon qu'elles contribuent à rétablir un climat de confiance, les actions de formation et d'information concourent à rapprocher le risque perçu du risque objectif. Une fois dissipées les émotions et les croyances qui obscurcissent son esprit, le citoyen ou le consommateur est en mesure de prendre des décisions rationnelles: celles-ci n'excluent pas l'existence de risques – une société sans risque est une société immobile – mais les assument en toute connaissance de cause.
(vi) Dans ce modèle, la légitimité des décisions politiques a deux sources. La première concerne les fins poursuivies et ne dépend que de la représentativité de ceux qui parlent au nom des citoyens. La seconde touche aux moyens mobilisés pour atteindre ces fins et est conférée par la connaissance scientifique, objective et universelle, qui permet d'anticiper les effets produits par certaines actions. Pour être légitime, une décision doit viser des fins approuvées par l'assemblée des citoyens, mais elle doit également être réaliste, c'est-à-dire ne pas vendre des illusions, et pour cela reconnaître la force des choses et accepter de composer avec elle. L'action politique est faite de consultation (que veut-on faire?) et d'explication (que peut-on faire?)
2. Le modèle du débat public
Le modèle de l'instruction publique repose sur l'irréductible opposition entre connaissances scientifiques et croyances populaires. Aucune discussion n'est possible avant que les superstitions, ces supposés poisons de la démocratie, n'aient été éradiquées: l'ouverture du débat politique est tout entière suspendue aux résultats du contrôle préalable des connaissances.
Ce modèle, même soigneusement entretenu et reproduit, rencontre parfois des limites, les hypothèses qui le sous-tendent étant infirmées sans qu'il soit possible de rétablir leur pertinence. Cet échec, relatif, conduit à la mise en place d'un second modèle, le modèle du débat public, obtenu par déformation et extension du précédent. Ce modèle propose des relations plus riches entre profanes et scientifiques. A un public indifférencié, fait d'individus – qui agissent suivant les circonstances en citoyens ou en consommateurs et ne se distinguent les uns des autres que par leur niveau de connaissances – viennent se substituer des publics différenciés (en fonction de leurs conditions d'existence, de leurs activités professionnelles, de leur localisation, de leur âge ou de leur sexe, etc…) et qui sont dépositaires de compétences et de savoirs spécifiques, particuliers et concrets, fruits de leurs expériences et de leurs observations, et dont la mobilisation vient enrichir les savoirs abstraits et inhumains des scientifiques.
(i) Comme dans le modèle précédent, le savoir scientifique a une valeur universelle. Mais il est, par construction, incomplet et lacunaire: la contrepartie de son exactitude et de sa généralité est sa grande abstraction et sa pauvreté. En effet les conditions de validité des connaissances produites par les chercheurs sont très restrictives. Elles ne valent que dans les rares et coûteux endroits où prévalent les conditions expérimentales qui ont permis leur élaboration contrôlée et qui sont celles du laboratoire. Pour qu'elles s'appliquent et se répliquent en tout point et en tout lieu, il faudrait avoir au préalable transformé la société en un vaste laboratoire. Ce que certains ont appelé la «laboratorisation» du social s'observe d'ailleurs en de nombreux endroits. C'est ainsi que les différences entre, d'un côté, une usine de production de vecteurs destinés à la thérapie génique ou une unité de fabrication de CD-Rom et, de l'autre côté, un centre de recherche travaillant sur des techniques analogues, s'estompent progressivement. Mais ce mouvement ne peut être total car la réalité finit toujours par déborder, empêchant que des connaissances produites en laboratoire parviennent à éponger toute la complexité et toute la richesse du monde. Les travaux anthropologiques sont nombreux qui démontrent cette faillite. B. Wynne a analysé en détail les interactions entre les bergers, riverains d'une usine de retraitement nucléaire située dans le nord-ouest de l'Angleterre, et les innombrables spécialistes chargés d'en suivre le fonctionnement et d'en évaluer les impacts. Il montre que le monde dans lequel vivent les bergers et leurs moutons est si riche, si différencié, si complexe et changeant, que les savoirs spécialisés n'en viennent jamais à bout. Une première fois les modèles des experts sont mis à mal par des particularités géologiques non prévues; une autre fois, et sur ce point les bergers en savaient beaucoup plus que les chercheurs, c'est l'hypothèse selon laquelle les formes d'alimentation et de métabolisme de moutons paissant dans un enclos sont identiques à celles de moutons paissant en liberté, qui se trouve brutalement démentie. De guerre lasse, les experts finissent par admettre que leurs savoirs sont partiels et que, pour être réalistes, ils doivent être complétés par les observations et les connaissances des «indigènes». Cette complémentarité des savoirs universels et des savoirs locaux, les seconds venant enrichir les premiers, se retrouve également dans le cas de l'expérimentation de nouveaux médicaments: les patients sont capables d'analyses très fines comme dans le cas des phénomènes d'accoutumance aux psychotropes. Les compétences des profanes vont d'ailleurs bien au delà: elles incluent des capacités d'analyse sociologique (qui les conduisent à relativiser le contenu des prises de position de certains scientifiques en les mettant en relation avec leurs intérêts professionnels ou économiques: tel chercheur favorable aux plantes transgéniques ne serait-il pas influencé par son rôle de conseiller scientifique auprès d'un grand groupe industriel?). De plus le scientifique est toujours borné par les limites étroites de sa spécialisation, et se trouve aussi démuni que le profane lorsqu'il aborde des questions d'éthique ou d'économie.
(ii) Puisque la science produite dans les laboratoires est au mieux incomplète, et au pire irréaliste, ne pouvant rendre compte de la complexité des problèmes particuliers auxquels elle est appliquée, il convient d'ouvrir l'espace de discussion et de délibération pour créer les conditions de son enrichissement. Cette exigence est d'autant plus forte que les situations sont problématiques et controversées. Dans ce modèle, l'absence d'accord entre spécialistes est un appel au débat, à l'enrichissement externe et non le signe, comme dans le modèle 1, d'un manque de maturité, d'un nécessaire «approfondissement» interne. Comme le souligne Wynne: lorsque les experts ne parviennent pas à un consensus, c'est fréquemment parce que le laboratoire n'est pas suffisant pour rendre justice à la diversité des conceptions, des hypothèses et pour anticiper tous les effets envisageables. Pour décider de l'implantation d'un laboratoire souterrain de traitement des déchets nucléaires, il faut explorer non seulement la dureté et la stabilité des couches géologiques profondes mais également l'ensemble des retombées sur la société et l'économie régionales.
Les solutions qui ont été, et continuent d'être, imaginées pour réaliser cette ouverture du débat et de la consultation sont nombreuses et variables selon les pays. Dans tous les cas, elles se concrétisent dans des procédures qui visent à élargir le cercle des acteurs discutant des technosciences et de leurs applications. Ces procédures visent à enrichir les interventions des pouvoirs publics et des entreprises. Elles substituent à un public indifférencié, constitué de citoyens ou de consommateurs anonymes, des publics différenciés, ayant des compétences et des points de vue particuliers et contrastés. Il serait fastidieux d'établir une liste exhaustive de ces procédures. Il suffit de mentionner les plus significatives.
Les enquêtes et les auditions publiques permettent de recueillir les points de vue, les suggestions et les commentaires des différents acteurs ou groupes d'acteurs souhaitant s'exprimer. La méthode des «focus groups», utilisée aussi bien par les pouvoirs publics que par les entreprises, permet de constituer à la fois une dynamique collective et une représentation contrastée des points de vue et des intérêts: dans ce cas au lieu d'interroger des individus, on organise, en fonction de critères variables, plusieurs groupes homogènes qui élaborent eux-mêmes leurs arguments et recommandations. Les comités locaux d'information, qui se sont multipliés au cours des dernières années en France (dans le domaine des déchets, des risques industriels ou de la gestion de l'eau), constituent des mini-parlements où sont discutées des décisions et des mesures qui concernent toujours des territoires ou des situations particulières: savoirs, hypothèses, prévisions et arguments sont confrontés; parfois même, certaines expériences sont entreprises. Les conférences de consensus ou conférences citoyennes qui ont fleuri dans les pays scandinaves et anglo-saxons et que la France adopte en les transposant, organisent un dialogue, strictement encadré, entre profanes et scientifiques sur des thèmes d'intérêt général. Plus que les savoirs indigènes locaux, ce qui est mobilisé, dans ce cas, c'est la compétence irremplaçable qu'ont les non-spécialistes d'apprécier les enjeux politiques, culturels et éthiques de certaines recherches (par exemple sur le clonage génétique) de manière à les encadrer et à limiter la liberté des chercheurs.
(iii) Ces procédures qui instaurent des espaces publics de débat contribuent à brouille les frontières habituelles entre spécialistes et non spécialistes. Celles-ci cèdent devant la mutiplication des divisions qui parcourent en tous sens la communauté des scientifiques et le public. L'accord s'obtient par compromis et ceux-ci résultent le plus souvent de jeux stratégiques compliqués: dans ce modèle, la lumière ne vient pas d'une science rayonnante et sûre d'elle-même; elle naît de la confrontation des points de vue, de savoirs et de jugements, qui, séparés et distincts les uns des autres, s'enrichissent mutuellement. Les acteurs au lieu de se voir imposer des comportements et une identité dans lesquels, éventuellement, ils ne se reconnaissent pas, sont en position de les négocier.
(iv) Les crises qui, dans le modèle 1, sont attribuées à une perte de confiance des profanes vis à vis des scientifiques et de la science s'expliquent dans ce modèle par la soudaine libération d'une parole qui n'avait pas eu la possibilité de s'exprimer. En effet, de ce que le public ne dit mot, ne doit pas être inféré son consentement. Le silence s'explique plus simplement par l'absence de procédures destinées à donner la parole, à organiser les différends. La crise de confiance, qui peut prendre la forme de revendications brutales, n'est que l'expression soudaine, radicale et dramatique, de critiques bien présentes qui, formulées en privé, ne parvenaient pas à être articulées dans un espace public. Elles sont donc inaudibles. Ces critiques s'enracinent dans des savoirs indigènes et dans les évaluations que ces savoirs permettent: pour prévenir la crise, il suffit de leur donner des possibilités d'expression.
(v) Comme dans le modèle 1, les réticences vis-à-vis des technosciences sont liées aux risques que celles-ci font courir. Mais, à la différence du modèle1, les risques, dans le modèle 2, ne sont pas associés à l'occurrence d'événements inattendus qui viendraient frapper de l'extérieur les acteurs. Ils concernent l'identité même de ces derniers. Ce que montre bien Wynne, c'est que les bergers ne sont pas plus pusillanimes que les chercheurs et qu'ils ne sont pas plus prisonniers de leurs croyances que les experts. Ce qu'ils craignent par-dessus tout, c'est qu'on décide à leur place de ce qui est bon pour eux, et que ces décisions soient prises dans une profonde ignorance de leurs besoins et de leurs projets. De même, les patients sur qui on expérimente des médicaments nouveaux désirent-ils pouvoir donner leur avis au lieu d'être contraints à des comportements auxquels ils répugnent. Et les viticulteurs de la région de Marcoule tiennent à ce que l'on prenne en considération le fait que le marché japonais risque de se fermer à leurs vins élevés au-dessus de zones de stockage de déchets radioactifs. Risquer de perdre son identité, par la méconnaissance des savoirs et des compétences qui la nourrissent, telle est la crainte qui saisit les profanes dans le modèle 2. Et l'antidote n'est pas la formation, mais la prise de parole.
(vi) La construction d'un espace public de discussion, quelles que soient sa forme, sa structure et son extension, transforme en profondeur le processus de décision, publique ou privée. A la décision prise dans les arcanes secrètes du pouvoir et s'appliquant à tous sans discussion, se substituent des décisions qui tiennent compte de l'existence et de la diversité de situations locales controversées; elles donnent la parole aux différentes parties prenantes, établissant un droit minimal d'accès à l'information. Dans ces conditions, la légitimité de la décision tient pour l'essentiel à l'existence d'une consultation et d'un débat ouvert. Ceci vaut aussi bien pour l'entreprise qui s'efforce de faire admettre par des agriculteurs inquiets le bien-fondé de son projet d'épandage de boues résiduelles de traitement des eaux usées, qu'aux pouvoirs publics qui explorent les diverses options de retraitement des déchets nucléaires.
Cette forme de légitimité connaît des limites qui lui sont propres. Elle bute sur la question épineuse de la représentativité. Qui inclure dans le débat? Qui représente qui? Le modèle 2 permet d'échapper au monopole de la parole dont disposent les scientifiques. Mais une fois ouverte, la question de la représentativité peut difficilement être close. Dans le modèle 2 elle constitue une interrogation permanente.
3. Le modèle de la co-production des savoirs (modèle 3)
Dans le modèle 1, la tâche prioritaire est l'éducation d'un public atteint d'illettrisme scientifique. Dans le modèle 2, le droit à la discussion est premier, car le profane détient des savoirs et des compétences qui viennent enrichir et compléter celles des scientifiques et des spécialistes. Au delà de leurs différences, ces deux modèles partagent pourtant une même obsession: celle de la démarcation. Le modèle 1, sous une forme brutale, et le modèle 2, sous une forme douce et pragmatique, dénient au profane toute compétence pour participer à la production des seules connaissances qui vaillent: celles qui méritent le qualificatif de scientifiques. Dans le modèle 1, l'exclusion est totale; dans le modèle 2, elle est négociée, mais dans l'un et l'autre cas, la peur est de voir les laboratoires pris d'assaut, en dehors des journées portes ouvertes, par des hordes de non-spécialistes. Le modèle de la co-production des savoirs, ou modèle 3, tend à surmonter ces limites en associant activement les profanes à l'élaboration des connaissances les concernant.
(i) Dans ce modèle, le rôle des non-spécialistes dans la production des savoirs et des savoir-faire est capital. Dans le modèle 1, la préoccupation de tous les instants est de se débarrasser des savoirs locaux et indigènes; dans le modèle 2, elle est de n'en tenir compte que pour enrichir l'expertise officielle. Dans ce modèle, la dynamique des connaissances est le résultat d'une tension toujours renouvelée entre la production de savoirs à portée générale, standardisée et la production de connaissances tenant compte de la complexité des situations locales singulières. Ces deux formes de connaissances ne sont pas radicalement incompatibles, comme dans le modèle 1; elles ne sont pas engendrées indépendamment les unes des autres comme dans le modèle 2; elles sont les sous-produits conjoints d'un même et unique processus dans lequel les différents acteurs, spécialistes et non-spécialistes, se coordonnent étroitement.
(ii) A la notion de publics différenciés (modèle 2) ou indifférenciés (modèle 1), se substitue celle de groupe concerné, dont un bon exemple est fourni par les associations de malades. Comme le nom l'indique, ces associations, sont des groupements volontaires s'engageant dans des actions collectives qui ne sont pas réductibles à l'addition d'actions individuelles. Elles affirment en outre publiquement l'existence d'une singularité, celle d'être humains frappés par une maladie commune qui les dote d'une identité spécifique, partagée et qui les distingue des autres êtres humains. Dans la dynamique de production de savoirs et de savoir-faire concernant leurs maladies, les membres de ces associations jouent, dans un certain nombre de cas, un rôle actif voire même, dans certaines circonstances, prépondérant.
Prenons le cas d'un groupe de malades souffrant de maladies génétiques rares, orphelines pour reprendre la terminologie consacrée. Ignorés par la médecine instituée, ils s'organisent pour exister, face à des spécialistes démunis qui leur retirent parfois jusqu'au droit à la survie: «laissez les mourir, ne vous y attachez pas, il n'y a rien à faire, ils sont condamnés». Pour affirmer et faire reconnaître leur existence, ils s'engagent naturellement dans ce que l'on pourrait appeler une accumulation primitive de connaissances scientifiques: repérage et identification des malades; organisation et participation active à la collecte d'ADN; réalisation de films ou constitution d'albums de photos qui sont conçus comme de véritables instruments d'observation permettant de suivre et de comparer les évolutions cliniques de la maladie ou d'établir les effets de certains traitements; rédaction de récits-témoignages qui transmettent des expériences vécues; réalisation d'enquêtes auprès des malades, qui vont parfois jusqu'à la rédaction et à la publication d'articles dans des revues académiques. La contribution active des malades ne se limite pas à cette accumulation primitive qui fait exister la maladie et les malades dans le champ de la connaissance objective. Elle va au-delà, avec par exemple une participation directe aux exprimentations thérapeutiques et à l'évaluation de leurs résultats.
Dans cette dynamique, les interactions entre les profanes – ici les malades – et les spécialistes – ici les médecins et les chercheurs biologistes – sont permanentes. Les savoirs, depuis les plus universels et les plus généraux (par exemple sur les gènes) jusqu'aux plus spécifiques (par exemple sur l'art et la manière de gérer un malade trachéotomisé), sont appropriés, discutés, modalisés par un collectif hybride, qui inclut les malades et les spécialistes. Cela ne signifie pas bien entendu que n'existe pas une répartition des tâches au sein de ce collectif savant, mais plus fondamentalement que chacun a son mot à dire et que les complémentarités dominent: des informations sont échangées et les actions entreprises par les uns et par les autres sont étroitement coordonnées. Le malade, ou plutôt le groupe de malades, est un point de passage obligé: il a dû s'organiser, et faire reconnaître son existence, pour se transformer en objet de savoir et il a fallu qu'il s'étudie pour devenir un objet de recherche à part entière. Cette entreprise d'objectivation n'est, malheureusement, jamais achevée car chaque progrès des connaissances, en favorisant la survie, contribue à l'émergence de nouvelles questions et de nouveaux problèmes qui relancent la dynamique collective.
(iii) Il est possible, dans ce modèle, de parler d'apprentissage collectif croisé puisque les différents savoirs s'enrichissent mutuellement dans le cours même de leur co-production. Ce qui distingue ce modèle des précédents, c'est évidemment l'existence de ce que nous avons appelé le groupe concerné. Directement impliqué, et sur une base nécessairement collective (chaque cas ne peut se saisir que par comparaison avec d'autres cas), il peut, sous certaines conditions, jouer un rôle de leader dans la production des savoirs, leur orientation et leur évaluation. Il peut, en fonction de ses préoccupations, commanditer des états de l'art sur des sujets qu'il considère comme stratégiques, ou par exemple décider des expérimentations thérapeutiques et participer à leur évaluation. Le savoir produit par les laboratoires est aussi crucial que dans les modèles 1 et 2, mais il est encadré, nourri par les actions des profanes, vascularisé par le flux des connaissances et des questions que ceux-ci élaborent. Ce qu'il produit est d'autant plus riche et plus pertinent que ces relations sont étroites et constantes. Dans le même mouvement les malades se mettent en position de maîtriser les savoirs touchant à leur maladie et, du même coup, ils ont accès à la construction de leur propre identité.
(iv) Participant à l'action collective de production, de dissémination de savoirs et de savoir-faire le concernant, le groupe ne vit pas ses relations avec les spécialistes sur le mode de la confiance ou de la méfiance puisqu'il est de plain pied avec eux. Il ne se contente pas non plus, comme dans le modèle 2, de revendiquer une identité déjà-là et qu'il estimerait menacée: il participe à la construction d'une identité nouvelle, reconfigurée et qui lui donne accès à la reconnaissance sociale. Le malade atteint d'une grave déficience génétique, en participant activement au collectif hybride, élabore une nouvelle identité qu'il s'attache à faire reconnaître et dans laquelle il se reconnaît: par exemple, d'être à peine humain, sans existence, accablé d'une tare qu'il cache, il se transforme progressivement en être public à part entière, victime d'un erreur de codage génétique, mais semblable, à cette erreur près, à tous ses frères humains. Cette identité construite et négociée, en même temps que les savoirs et les techniques qui en fournissent les ingrédients, entretient avec la science un rapport tout à fait original. Les gènes ne sont plus, dans le cas considéré, des réalités extérieures aux malades et qui imposeraient leur logique impitoyable à des êtres humains réduits à ne plus être que la conséquence de déterminismes biologiques qui leur échappent: ils sont intégrés, domestiqués, partagés, manipulés, maîtrisés collectivement. Grâce à eux, grâce aux recherches qui permettent de mieux comprendre les modalités de leur fonctionnement et de leurs dysfonctionnements, les malades ont prise sur leurs comportements, sur leurs souffrances et sur leur destin, en un mot sur leur identité, et cette maîtrise, ils amènent les chercheurs et les praticiens à la partager avec eux.
(vi) La légitimité de cette entreprise commune, par laquelle de nouvelles connaissances et de nouvelles identités sont conjointement élaborées, repose entièrement sur la capacité des groupes concernés à faire reconnaître le bien-fondé de leurs actions. Comment développer ces recherches consacrées à une maladie singulière sans ressources financières, et comment accumuler ces ressources sans mobilisation du public, c'est-à-dire sans effort d'intéressement de tous ceux qui ne sont pas directement concernés par la maladie en question? Ou bien le groupe concerné est capable d'une telle mobilisation et, du même coup, il légitime à la fois les recherches qu'il soutient et la nouvelle identité qu'elles lui permettent de construire pièce à pièce; ou bien il n'y parvient pas et il sombre dans la méconnaissance et dans l'inexistence. Un exemple de la première éventualité est fourni par l'association contre les myopathies et la reconnaissance que signe le Téléthon: les myopathes ne sont plus des êtres «tarés» que leur famille cache, mais des êtres humains comme les autres qui sont admis à se produire sur un plateau de télévision. Un exemple de la seconde éventualité est fourni par les victimes du saturnisme, qui, recrutées dans les milieux sociaux les plus démunis, sont exclus une seconde fois puisqu'ils n'ont ni les moyens ni la volonté de faire entendre leur différence et de se construire une nouvelle identité.
La pierre angulaire du modèle 1 est la confiance des profanes dans les scientifiques; celle du modèle 2 est la question de la représentativité. La viabilité du modèle 3 dépend de la problématique conciliation entre la reconnaissance de minorités, dont l'identité dépend étroitement des connaissances produites, et la réalisation d'un bien commun qui ne soit pas absorbé dans les intérêts particuliers: comme le suggère l'exemple des maladies génétiques, les technosciences contribuent à cette possible conciliation: la connaissance des gènes explique le handicap, permet d'agir sur lui, en même temps qu'elle sert de base à des actions conernant le plus grand nombre.
Conclusion
Chacun des modèles propose une forme originale de démocratie technique qui combine de manière spécifique à la fois la nature des connaissances élaborées {(i)}, leurs complémentarités {(ii)}, les modalités de cooopération entre spécialistes et profanes {(iii) et (iv)}, ainsi que les conditions d'efficacité et de légitimité des décisions prises {(v) et (vi)}.
Chaque modèle, nous l'avons souligné, peut être considéré à la fois comme une description idéalisée des réalités existantes et comme une référence mobilisée en tant que de besoin par les acteurs pour organiser, de manière systématique, le monde dans lequel ils ont décidé de vivre. Une des conséquences est qu'il n'y a aucune raison pour qu'un modèle supplante définitivement les autres: on voit mal par exemple comment la physique des particules pourrait se plier au modèle 3, elle qui a, pour réussir, dû se couper du public et travailler dans le secret de ses laboratoires, retranchée derrière de gros équipements ésotériques . En revanche, l'organisation et la production des connaissances sur les problèmes environnementaux, sur les problème de santé ou de sécurité alimentaire pourraient parfaitement se couler dans les modèle 2 et 3 et les forums hybrides qu'ils organisent. Toutes ces questions supposent en effet une contribution active des profanes soit pour enrichir, compléter, relancer les connaissances scientifiques produites dans le laboratoire, soit pour participer directement, au moins en certaines occasions, à leur élaboration Dans ces différents cas, interviennent des publics particuliers ou des groupes concernés, par exemple les populations à risques mises en évidence par les enquêtes épidémiologiques, qui se mobilisent et qui, en participant à la production de connaissances, se battent pour définir et imposer leur propre identité. Dans des affaires aussi embrouillées que l'Encéphalite Spongiforme Bovine, le retraitement des déchets nucléaires ou les pollutions aquatiques, ce qui se joue, c'est la capacité pour certains groupes, soudain interpellés, de se définir, à travers la production de connaissances, des intérêts, des risques admissibles, des projets, et, bien que minoritaires, de les faire reconnaître comme légitimes. Ceci n'est qu'un cas particulier d'un problème politique actuel plus général : celui de la reconstruction du lien social à partir de l'existence reconnue de minorités.
[1] Cet article doit beaucoup à une réflexion conduite en commun avec Y. Barthe et P. Lascoumes. Qu'ils soient ici remerciés.